Chapitre 7 : Patience

De-nulle-part-a-nulle-part_07

Chaque dimanche nous publions un nouveau chapitre du livre De nulle part à Nulle part, voici le chapitre de la semaine :

 

Fiche Technique
Staff
Personnage
Entreprise
Galerie

Le sac était chargé à bloc mais la fatigue ne se faisait pas encore sentir. C’était tellement stimulant de pouvoir à nouveau marcher dans cette nature verdoyante, avancer au milieu des hautes herbes et sentir la douceur des premiers rayons de l’été qui pointaient le bout de leur nez. Même en altitude, la neige avait disparu, Emeric réalisa alors que ça faisait plus de trois mois qu’il n’était pas revenu ici. Avec la mort de son père, cette histoire de voiture lui était complètement sortie de la tête. La chimio n’a pas pu faire grand-chose, ils avaient diagnostiqué la maladie bien trop tard pour qu’il ait réellement la moindre chance.

Les derniers mois furent pesants, les événements s’étaient enchaînés tellement vite qu’Emeric n’avait pas eu le temps de se poser pour digérer ce qui lui est arrivé. Il était comme dans un état second, n’ayant même plus envie de prendre l’air. Lui qui aimait tant la solitude ne semblait plus guère capable de la supporter. La perspective de se retrouver seul en montagne l’angoissait plus qu’autre chose, il préférait à présent descendre à la ville pour s’imprégner de son bouillonnement. Voir les gens qui passent, discuter, se promener.

Être au milieu de toute cette activité et de ces passants grouillants autour de lui le rendait serein. Il se sentait détaché de son environnement, comme un spectateur qui peine à accrocher à la pièce qui se joue sous ses yeux. Cela avait le mérite de lui éviter de réfléchir et de se perdre dans des pensées trop sombres.

Le bruit de fond créé par la ville avait presque un effet thérapeutique. C’était assez éloigné des bruits de cascades, d’océans ou de forêts que l’on vous passe dans les centres de massages, mais pour Emeric, l’effet apaisant était sur lui assez similaire.

La semaine précédente, alors qu’il sirotait son quatrième Milkiky à la terrasse d’un café, son oreille avait fini par s’attarder sur un son. Se détachant du brouhaha général, un ronflement grave et sourd avait éveillé chez lui un intérêt inattendu, réussissant à l’arracher à son inertie intellectuelle. Ce son lui était familier et il ne tarda pas à comprendre pourquoi en voyant passer devant lui, une rutilante Boxster. Elle était d’un noir profond identique à celle qu’il avait vu en montagne, mais ce n’était pas la même, le design des jantes était différent.

Alors que ses pensées erraient dans le néant, en la regardant, son cerveau commença à sortir de l’apathie dans laquelle il s’était volontairement plongé depuis des mois. Pour la première fois depuis longtemps, quelque chose recommençait à susciter son intérêt. Les questions sur la présence de ce bout de route et de cette voiture refirent surface. Emeric s’attardait sur ces interrogations comme on s’accroche à une bouée de sauvetage. C’était pour lui l’occasion de focaliser son attention sur autre chose. Ressassant la problématique en boucle, il en arriva à la conclusion que le seul moyen d’avoir un début de réponse était de tenter de rencontrer celui qui avait fait le plein de la voiture.

Si cette mystérieuse personne s’était rendue compte que le réservoir avait été entamé, c’est qu’il devait probablement venir régulièrement. Emeric décida donc de repartir là-haut et de camper sur place jusqu’à ce que le propriétaire débarque.

La première fois qu’il était venu sur ce morceau de route, il s’était surtout focalisé sur la voiture, mais maintenant qu’il avait pu prendre le temps de regarder le tronçon de près, certains détails anormaux lui avaient sauté aux yeux. Il avait déjà eu l’occasion de marcher le long de portions de routes désaffectées, mais en général, la mousse et les cailloux la recouvrent lentement. Quant aux panneaux et autres poteaux qui agrémentent la bordure, ils étaient souvent délavés par le temps et parfois envahis de plantes grimpantes. Ici, rien de tout cela. On aurait pu croire que quelqu’un continuait à entretenir ce bout de chemin. A son arrivée, le bitume était propre comme si la route était quotidiennement utilisée.

La voiture aussi était impeccable. En trois mois, la poussière aurait dû faire une couche suffisante pour donner l’impression que le noir avait viré au gris. Pourtant, la seule chose qu’avait décelée Emeric était un léger voile de poussière qui ne correspondait en rien à celui d’une voiture qui aurait passé l’hiver sous la neige. On ne distinguait pratiquement aucune trace de ruissellement, on pourrait croire qu’elle avait été lavée la semaine dernière.

Pour Emeric, ce constat avait renforcé sa conviction que quelqu’un venait l’entretenir. D’un autre côté, il imaginait assez mal qu’une seule personne ait assez de temps et d’énergie pour nettoyer cette route sur toute sa longueur.

Pour tenter d’élucider ce mystère et rencontrer le propriétaire, Emeric s’était accordé quinze jours de vacances. Une fois sa tente installée à proximité de la voiture, il commença à prendre ses aises. Grâce à ses deux chargeurs solaires, il pouvait alimenter sa tablette tactile qu’il avait remplie avec assez de films et de livres numériques pour ne pas voir le temps passer.

Ne pouvant emporter beaucoup de nourriture avec lui, tous les trois jours, il descendait au village pendant une demi-journée histoire d’acheter quelques provisions et voir un peu de monde par la même occasion. Redoutant que le propriétaire ne vienne en son absence, Emeric avait pris soin de laisser un message sur le pare-brise lui demandant de patienter un peu. Pour être sûr que personne n’avait ouvert la voiture en son absence, Emeric avait collé un de ses cheveux sur la jonction de chaque portière.

Ce genre de bidouillages l’amusait beaucoup. Le côté espion en herbe pimentait un séjour relativement monotone.

A force de faire des allers-retours au village, Emeric avait fini par se faire un véritable petit nid. Devant sa tente trônait à présent un transat à côté duquel un parasol abritait la pile de magazines qu’il avait accumulés au fil des jours.

La fin des vacances approchait sans que personne ne soit venu, pas même un randonneur ou encore un animal. La veille du départ, Emeric fit un premier trajet pour ramener les bricoles qu’il avait achetées à chaque voyage : la chaise longue, les magazines et un petit sac poubelle.

Le lendemain, il se résolut à empaqueter le reste de ses affaires. Il lança un dernier coup d’œil à l’horizon dans le vain espoir d’apercevoir quelque chose et commença son voyage de retour. La fatigue de la marche de la veille se faisait encore sentir, mais elle lui était beaucoup moins pénible que l’agacement de ce séjour infructueux. Sa patience n’avait pas été récompensée et l’idée d’éclaircir la présence de cette voiture était en train de tourner doucement à l’obsession.

Il avait laissé sur le tableau de bord une enveloppe avec un message et ses coordonnées, mais il ne se faisait pas d’illusions. Il était peu probable que le propriétaire prenne la peine de le rappeler. Sombrant parfois dans la paranoïa, il en venait à se demander s’il n’était pas venu et avait rebroussé chemin en voyant sa tente.

Emeric n’était pas prêt à renouveler l’expérience une seconde fois. Il ne voyait plus trop comment il allait faire pour dénouer cette histoire. Il avait bien envie de passer une annonce dans le journal local, mais cela risquait d’attirer les curieux et de casser la magie de ce lieu en le transformant en attraction touristique. Au fond de lui, il voulait conserver ce petit coin secret pour son usage personnel.

Alors qu’il cherchait une solution, le visage de Sylvie lui apparut : une jolie jeune fille aux longs cheveux châtains clairs, dont la féminité apparente contrastait avec son caractère aussi exacerbé qu’un camionneur gonflé à la testostérone. Malgré son côté je-m’en-foutiste, Emeric l’adorait, il savait qu’elle était bien plus subtile que l’image qu’elle renvoyait. Il s’en était rendu compte par hasard car elle avait été une des rares personnes de sa classe à avoir perçu quand il allait mal et à l’avoir aidé.

Elle-même naviguait dans un mal-être personnel qu’elle noyait régulièrement entre alcools et joints dans une bonne humeur toute relative. Il fallait vraiment être proche d’elle pour avoir une petite chance de comprendre à quel point elle était paumée mais, étonnamment, la personnalité qu’elle donnait à voir était d’une incroyable assurance.

Les contradictions de Sylvie fascinaient Emeric. Il aimait regarder le décalage entre ce que les autres percevaient et ce qu’il savait d’elle. Il plaignait les malheureux avec qui elle sortait et qui finissaient immanquablement par se faire jeter sans avoir réellement vu le coup venir, ni compris pourquoi ils étaient si brutalement éconduits. Comment pouvait-il en être autrement ? Même Emeric qui était dans l’intimité de ses pensées avait beaucoup de mal à la cerner ou anticiper ses réactions. C’est justement ce qui l’attirait. Elle était extrêmement habile pour décrypter le comportement des autres, comprendre leur psychologie et parfois même les manipuler. Paradoxalement, elle avait beaucoup de mal à avoir les idées claires tant ses pensées étaient chaotiques et ses comportements irrationnels.

Emeric avait eu l’occasion de mesurer toute la complexité de sa personnalité le jour où il lui avait demandé de lui faire goûter un joint. Vu son caractère nonchalant, il s’était imaginé qu’elle n’y verrait pas de problème, pourtant sa réaction l’avait beaucoup surpris. Au lieu d’accéder à sa demande, elle lui avait posé quelques questions :

- Mais… ça va en ce moment… ta famille, ta copine, enfin… je veux dire… pourquoi tu veux fumer des joints ?

C’est vrai que la demande d’Emeric avait de quoi surprendre, lui qui ne fumait pas et ne buvait presque jamais. Cette requête sonnait aux oreilles de Sylvie comme un appel de détresse.

Cependant, ce n’était pas le cas et Emeric l’avait rassuré :

- Non, sérieusement, tout va très bien, c’est juste que j’ai envie de goûter au moins une fois du cannabis c’est tout.
- Ah ben dans ce cas pas de soucis, on se retrouve samedi chez moi avec une de mes copines.
- Et moi Sylvie, je peux aussi venir ? J’aimerais aussi essayer…

La personne qui voulait les rejoindre était le troisième larron du groupe, ils étaient souvent ensemble ce qui donnait l’impression d’une grande proximité, pourtant la réponse de Sylvie avait été aussi nette que cinglante.

- Même pas en rêve…
- Mais pourquoi ? Tu viens pourtant d’accepter pour Emeric…
- C’est pas pareil, lui il a assez de plomb dans la tête pour arrêter ! Franchement, j’ai pas envie de me sentir coupable, alors démerde toi comme tu veux, mais laisse-moi en dehors de ça !

Emeric avait été particulièrement surpris par la réaction de Sylvie, son comportement oscillait entre protection et détachement. Toujours est-il que la suite lui avait donné raison. Elle avait vu juste : alors que lui n’avait pas prolongé l’expérience, leur malheureux camarade avait fini quelques années plus tard en cure de désintoxication après avoir migré vers des substances bien plus dures.

Emeric se demanda pourquoi tous ces souvenirs sur elle lui revenaient alors qu’il ne lui avait pas parlé depuis huit mois. Peut-être parce qu’il avait toujours été fasciné par ce qu’il n’arrivait pas à comprendre ? Cette voiture comme Sylvie avaient comme point commun de mettre en échec sa capacité d’analyse.

A moins que ce ne soit parce que Sylvie pourrait être la solution à son problème… Il avait oublié qu’elle travaillait au service des immatriculations de la préfecture. Avec le numéro de la plaque, elle pouvait éventuellement chercher le nom du propriétaire de la Boxster. Restait à savoir si elle accepterait de lui rendre ce service. Emeric n’avait pas avec elle le même genre d’amitié qu’avec Remo. Vu son caractère, la recontacter pour lui demander un service ne passerait probablement pas comme une lettre à la poste.

Galerie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*


Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>