Chapitre 4 : Souvenir silencieux

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Le week-end passé, la routine du travail semblait avoir transformé cette étrange randonnée en un souvenir un peu lointain, comme un rêve qui se dissipe lentement au réveil. Pour une fois qu’Emeric avait quelque chose d’inattendu à raconter à ses collègues, l’envie lui manquait. L’affligeante vacuité des conversations qu’il entendait depuis ce matin, ne lui avait jamais autant sauté aux yeux qu’aujourd’hui. Les thématiques étaient les mêmes d’un jour à l’autre : la santé des gamins en entrée, des problèmes de scolarité saupoudrés de quelques ragots amoureux comme plat principal et pour le dessert un petit commentaire sur les programmes télé de la veille ou les dernières sorties cinéma. N’oublions pas, pour les affamés, l’indémodable météo en guise de bouche trou qui viendra combler sans peine les temps morts des discussions les plus creuses.

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Avec un tel menu, il est difficile de rebondir pour arriver à placer une histoire à base de cabriolet perdu en haute montagne sur une portion de route qui va et ne mène nulle part. Servir à ses collègues un tel plat c’est prendre le risque de passer au mieux pour un menteur, au pire pour un fou.
Comment pourrait-il en être autrement ? Dans une telle situation, il porterait probablement le même jugement. Son cerveau ne pouvait s’empêcher de ressasser les dernières 48 heures à la recherche d’un début d’explication logique, sans pour autant parvenir à un raisonnement valable.

Emeric éprouvait rarement le besoin de parler de ses problèmes aux autres lorsqu’il voulait faire le point. Il préférait plutôt étudier les faits et se fier à sa logique pour prendre une décision.
Les seuls cas où il acceptait de s’épancher à l’oreille bienveillante d’un ami, concernaient les choses moins rationnelles comme les rapports humains, en particulier dans le domaine sentimental. Discuter de thèmes qui le dépassaient avec quelqu’un de proche lui permettait d’avoir un angle de vue différent et parfois ça l’aidait à clarifier ses pensées.

Cela faisait bien longtemps qu’Emeric n’avait pas ressenti dans ses tripes l’envie de discuter avec un véritable ami. Cette situation le renvoyait à la triste constatation que personne, parmi ses collègues ou ses voisins, ne rentrait dans cette catégorie.

Boire des verres, aller au restaurant ou être dans la même équipe de volley ne suffit pas à avoir des affinités. Est-ce la mentalité des petits villages qui est trop différente de la sienne ? Ou alors il ne s’est peut-être pas suffisamment impliqué émotionnellement dans ses rapports avec les autres pour arriver à créer de véritables liens, aussi forts que ceux qu’il avait eu durant ses années de lycée et ses études supérieures.

L’amitié était une notion dans laquelle il avait eu beaucoup de mal à croire dans sa jeunesse. Il était convaincu que le temps et la distance finissaient forcément par transformer un ami en simple connaissance. Connaissance dont le sort ne vous intéresse encore qu’à travers une curiosité similaire à celle qu’on éprouve pour les cobayes humains qu’on utilise dans les émissions de téléréalité.
La fin des études lui avait donné tort sur toute la ligne, il était parvenu à garder le contact avec quelques amis sur lesquels le temps et les aléas de la vie ne semblaient pas avoir de prise. Le genre de personnes qui vous appellent au téléphone au bout d’un an et avec qui vous reprenez la conversation comme si vous l’aviez arrêtée la veille.

C’est une sensation curieuse. Certains s’étonneront probablement qu’on puisse encore considérer comme un ami une personne qui vous a laissé sans nouvelle pendant un an, mais au moins, ces gars-là répondent présent au moindre pépin. Lorsqu’on connaît à quel point la vie professionnelle, amoureuse et familiale peut vous accaparer, on réalise qu’on peut facilement laisser filer une année sans même la voir passer, en particulier lorsqu’on a le caractère passionné et nonchalant de Rémo.

Cet ancien camarade de lycée ne s’était pas encombré de formalités, après avoir réalisé qu’il n’avait pas vu Emeric depuis un an, il s’est tout simplement invité chez lui avec l’élégance qui le caractérise.

« Salut ma caille,
Bon, comme ça fait un bail qu’on s’est pas vu, je te propose de venir te voir le week-end prochain dans ton village de bouseux, ça va m’aérer la tête et les poumons.
Comme je sais que tu as un planning de ministre le week-end, j’espère que, si tu as déjà prévu un truc, tu trouveras le moyen de déplacer ton rendez-vous. Je suis sûr que les cailloux de la montagne ne t’en voudront pas si pour une fois tu discutes avec un humain au lieu de rester en tête à tête avec eux. »

Emeric relut ce mail avec amusement et s’égara dans ses pensées :

-    Il est un peu dur quand même. C’est vrai que la seule fois où il est venu chez moi, il a presque été traumatisé par la fête du village. Il a un peu halluciné en voyant l’expo de vieux tracteurs, de vaches et surtout la course de motoculteurs. Au début il avait réellement cru que la fête était à prendre au second degré tant la situation lui semblait caricaturale. Il avait eu la curieuse impression d’avoir atterri à Groland et que tout cela faisait partie d’un immense sketch.

A cause de cette visite, Emeric était devenu un mystère aux yeux de son ami. Rémo ne parvenait pas à s’expliquer comment un gars qui avait vécu intensément la vie parisienne avait pu accepter volontairement de vivre dans un lieu où les habitants mangent vers 18 heures et dont les seules lumières qui persistent après 22h30 sont celles des réverbères.

-    C’est vrai que je fais un peu figure d’ovni dans notre groupe d’amis. A 25 ans on a rarement envie de s’enterrer dans un village perdu. Pourtant cette vie je l’ai choisie en toute connaissance de cause…

Emeric n’avait jamais réellement eu beaucoup d’ambition, elle avait probablement disparu lorsqu’il a vu ses parents se ruiner la santé. Ils s’étaient impliqués dans leur travail comme des fous pendant des années, pour finalement s’entendre dire à 40 ans qu’ils étaient trop vieux.
Regarder son père et sa mère déprimer année après année en galérant le reste de leur carrière entre petits boulots et chômage n’est guère motivant lorsqu’on est adolescent.

Après ses études de commerce, il aurait pu sans peine se faire embaucher dans une multinationale. Sa connaissance des langues et ses stages à l’étranger lui avaient permis d’obtenir quelques propositions fermes pour des postes très bien payés. Pourtant aucune n’avait trouvé grâce à ses yeux. La perspective de ne plus avoir de vie personnelle l’avait dissuadé d’accepter les offres qui lui avaient été faites.

C’est grâce à son ancien chef d’équipe qu’il avait pu trouver son boulot actuel. Ce type chaleureux appréciait Emeric au point de faire jouer ses contacts internes pour qu’on l’accepte ici malgré le fait qu’il soit plus diplômé que son directeur d’agence.
Il est probable qu’il espérait secrètement que tôt ou tard Emeric se raviserait et voudrait revenir dans son service. Il l’appelait parfois et ne manquait jamais de souligner que ses compétences lui manquaient autant que sa personnalité. Venant de la part de quelqu’un d’aussi difficile que lui c’était un compliment particulièrement gratifiant.

Grâce à son intervention, Emeric avait maintenant la chance d’occuper un poste qui le maintenait loin de tout stress. Le salaire n’était pas mirobolant, mais comme les loyers et les impôts sont dérisoires, il vivait bien mieux que ses amis qui étaient restés sur la capitale.
Ses horaires étaient peu contraignants et n’étant plus coincé dans les transports publics et les bouchons, il disposait de tout le temps nécessaire pour s’adonner à ses passions. L’expérience de ses parents l’avait convaincu qu’il fallait vivre pour soi-même et non pour son boulot.
Emeric s’était persuadé que ce choix de carrière lui éviterait de se réveiller à la fin de son existence avec l’impression de ne pas avoir vécu.
 
Jusqu’à maintenant, Emeric n’avait jamais douté de la justesse de ses choix de vie, pourtant, depuis le week-end dernier, il ne se sentait plus aussi serein et sûr de lui qu’avant. Lorsqu’il a frôlé la mort dans la montagne, il s’était senti extrêmement creux. Est-ce qu’avoir du temps pour ses loisirs c’est réellement vivre ? Quelque chose sonnait faux dans sa vie sans qu’il arrive réellement à mettre le doigt dessus. A force de vouloir éviter toute source de stress, il se demandait s’il n’avait pas enseveli une part de lui-même.

Rémo arrivait dans cinq jours, mais Emeric brûlait d’envie de discuter avec lui, non seulement parce que c’est le seul qui pourrait éventuellement croire à son invraisemblable aventure, mais surtout parce qu’il sentait que cette expérience avait révélé une faille dans sa façon d’être. Il avait besoin d’exprimer par des mots ses émotions pour mieux cerner cette sensation lancinante qui chamboulait son esprit. Rémo le connaissait mieux que personne. Son côté direct et franc faisait de lui la meilleure aide qu’on puisse trouver pour y voir plus clair. Emeric sut d’avance que ce soir la conversation qu’il aurait avec Rémo ne s’achèverait que lorsque la batterie de son téléphone rendrait l’âme.

 

 

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