Chapitre 1 – La nuit tous les arbres sont gris

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-    C’est pas bon… Pas bon du tout… Quand j’en arrive à me parler à moi-même, c’est que je suis à deux doigts de sombrer dans la panique. Moi qui adore la montagne, me voilà trahi par elle. A moins que ce ne soit par ma propre légèreté.

J’étais tellement impatient de retrouver le contact avec la nature que j’en ai oublié ses dangers. Mon goût pour la randonnée hors des sentiers battus, loin de mes congénères, est en train de se retourner contre moi.

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La solitude, d’habitude si réconfortante, a pour la première fois le goût amer de l’angoisse. Voilà qui est nouveau et déroutant. Loin de la première sensation que j’ai eue au Canada, lorsqu’elle m’apparaissait comme un rempart apaisant et protecteur.
Lorsqu’on est habitué à être entassé comme du bétail dans le métro pendant des heures, se retrouver dans ce pays où je pouvais rouler 60 kilomètres sans croiser la moindre habitation fut pour moi comme une révélation.

Depuis, c’est devenu une sorte de besoin. M’offrir un moment d’isolement est un peu ma façon personnelle de me shooter. A Paris, difficile de retrouver pareille configuration. Quoi qu’à bien y réfléchir, habiter au milieu des parisiens c’était aussi être seul. Pour autant le feeling n’était pas le même, il y avait toujours un type qui, tôt au tard, venait te déranger pour te taxer une clope, un euro ou un peu de ton temps.

Seule la montagne a su me procurer l’isolement que je recherche. Lorsque je repère un coin qui me plaît, je quitte les chemins balisés pour marcher droit devant moi en me frayant un passage entre caillasse et végétation. Je ne songe à revenir que lorsque mes jambes ou ma montre me disent qu’il serait temps de rentrer. J’active alors mon GPS pour regagner la civilisation en utilisant de préférence un chemin différent.

Mais cette fois, je n’ai pas vraiment le choix, je dois impérativement retrouver le tracé par lequel je suis arrivé, mon GPS refusant obstinément de s’allumer. Ce genre d’exercice ne me pose normalement pas de problème mais aujourd’hui le brouillard est de la partie et j’ai bien l’impression de m’être perdu pour de bon. En général, quand je me perds, j’aime cette incertitude qui pèse sur ma tête. Je trouve cela grisant de savoir qu’en cas de pépin je ne peux compter que sur moi-même pour retrouver mon chemin.

En temps normal, j’arrive à apprécier cette petite dose d’adrénaline tout en gardant la tête froide parce que je sais qu’en cas de problème grave, je peux toujours appeler les secours avec mon téléphone portable. Malheureusement, mon GPS et mon téléphone portable ne sont qu’un seul et même appareil et, en bon technophile, l’idée de prendre une carte et une boussole ne m’effleure plus l’esprit depuis longtemps. Pendant que mes yeux cherchent des repères, mon cerveau carbure pour trouver la raison pour laquelle ce fichu téléphone ne démarre pas. Machinalement mes doigts tentent une énième fois de l’allumer. Toujours rien, pas le moindre soubresaut. Est-ce la batterie ? Non, je l’ai bien chargée avant de partir. J’ai joué avec quelques applis ce matin, mais pas de quoi le décharger. Ça ne peut pas être ça. Quand l’appareil est à plat, si tu tentes de l’allumer il affiche quand même un petit icône avec une pile pour te dire qu’il faut le recharger.
 
Pas de doute, c’est une panne. L’énervement à l’idée de devoir rapporter un appareil, dont la garantie vient d’expirer il y a seulement une semaine, est rapidement occulté par la peur de ne pas vivre assez longtemps pour ça. La température baisse rapidement, il fait de plus en plus sombre. Arriver à s’orienter dans ce brouillard n’était déjà pas évident, mais là, simplement voir où marcher devient difficile.
 
A cette altitude, la température peut descendre bien en dessous de zéro et, sans tente ni sac de couchage, Emeric se demande s’il tiendra la nuit.
 
-    C’est bien la première fois que je regrette de ne pas être fumeur. Si j’avais un briquet, je pourrais au moins faire un feu pour me réchauffer.
 
Après quelques secondes de réflexion, il s’étonne de la naïveté de son raisonnement. Lui qui n’arrive pas à allumer le charbon de son barbecue avec une tonne de papier et une bouteille d’alcool à brûler comment pourrait-il démarrer un feu avec l’humidité ambiante ? Même s’il avait un briquet, il lui faudrait du bois, or la seule chose qu’il voit à ses pieds, c’est de la roche et de l’herbe verte.
 
Lui qui arpente ces montagnes depuis des années s’est fait piéger comme un débutant. Quelle idée de partir les mains dans les poches sans sa couverture de survie. La seule chose qui lui reste à manger se résume aux quelques cookies du paquet qui lui a servi de dessert. Par chance, il laisse toujours dans son sac une lampe de poche. Celle-là au moins ne risque pas de le lâcher. Il suffit de tourner la dynamo pour que les leds fonctionnent quelques minutes.
 
Emeric constate avec dépit que la faible lueur de sa lampe ne l’avance pas à grand-chose. Maintenant que le soleil s’est couché, il arrive à peine à voir où il met les pieds. Faire un pas devant l’autre commence à devenir dangereux. D’un autre côté, rester sur place sans rien faire ne va pas le réchauffer ni lui permettre de trouver un abri.
 
Alors que le froid se fait sentir, ses pensées se perdent en vaines conjectures sur ce qui a pu causer la panne du téléphone.
 
-    Est-ce que je l’ai cogné en tombant ? Ma gourde était peut-être mal fermée provoquant un court-circuit. Impossible, le téléphone n’était pas dans le même compartiment. Bon sang, quelle poisse ! Qu’est-ce que ça peut bien me faire de savoir pourquoi il est tombé en panne ? De toute façon, je ne vais pas pouvoir le réparer moi-même.
 
Vu la gravité de la situation, Emeric se demande si son inconscient ne focalise pas son attention sur des futilités pour occulter le froid, la faim et surtout pour lui éviter d’être gagné par la panique. Comme son portable lui servait aussi de montre, il n’a aucun moyen de savoir l’heure. Étant donné que la nuit est tombée depuis un bon moment, à vue de nez, il est sûrement plus de 21 heures.
Au fond de lui, il espérait que l’obscurité l’aiderait, que les lumières d’un chalet, d’une ville ou d’un réverbère lui donneraient une direction à suivre.
 
Pour augmenter ses chances, il éteint sa lampe pour éviter que le halo qu’elle produit dans le brouillard ne couvre une lumière lointaine. Ses yeux scrutent sans succès dans toutes les directions. Pour ne rien arranger, quelques larmes commencent à lui troubler la vue. L’espoir de s’en sortir est en train de le quitter et il n’arrive plus à contrôler l’angoisse qui l’étreint.
 
-    Moi qui aime la solitude, me voilà servi, je risque de crever seul paumé au milieu de nulle part.
 
Il sait qu’il ne devrait pas s’arrêter, qu’il devrait continuer à marcher pour se réchauffer, mais, à bout de forces, ses jambes refusent de le porter. Paradoxalement, plus le froid gagne son corps, mieux il se sent. Même la faim a disparu, seule l’envie de dormir persiste. La fatigue se fait sentir dans tout ce qu’elle a d’apaisant. Il commence à comprendre tous ces alpinistes qui sont morts d’hypothermie en s’abandonnant au sommeil. Lorsque la Dame Blanche vous enlace, on se surprend à se dire que cette mort n’est pas si désagréable. Il entrevoit à présent pourquoi on l’appelle la mort douce. Son corps s’est arrêté de trembler, une grande sérénité l’envahit, il se sent détaché de lui-même, prêt à partir. Alors que ses yeux se ferment dans ce qui sera probablement son dernier sommeil, dans un ultime sursaut, ils parcourent l’horizon comme pour dire adieu à ce monde.
 
Les paupières se sont déjà refermées depuis quelques instants et son cerveau commence seulement à analyser ce qu’il vient de voir. C’est un peu comme un film que l’on passerait au ralenti. Il revoit sa lampe posée par terre qui éclaire le paquet de biscuits qu’il vient de finir. Autour, quelques plantes tentent de survivre à côté de plaques de neige qui n’ont pas encore fondu avec l’arrivée du printemps. Au loin, on peut distinguer à l’horizon deux tâches lumineuses qui évoquent… les phares d’une voiture…
 
L’instinct de survie a des ressources insoupçonnées. Dès l’instant où son corps a réalisé qu’il y avait une petite chance de s’en tirer, il s’est rappelé à lui de la façon la plus brutale qui soit, le froid qui le berçait est devenu comme une morsure, la faim est revenue telle une décharge électrique et ses membres se sont remis à trembler frénétiquement. Le sommeil a disparu en un instant laissant place à un sursaut d’espoir. Sans réellement s’en rendre compte, il s’est relevé. Les lumières ont disparu, mais il a repéré dans quelle direction aller. Malgré le brouillard, il a pu évaluer la distance en tenant compte de l’écartement des phares. Il n’est pas à plus de 10 minutes de marche d’une route.
 
S’il peut rejoindre ce serpent de bitume, il sera presque sauvé, même s’il ne croise pas de voiture, au moins il pourra redescendre à pied en toute sécurité. Avec de la chance, il ne tardera pas à trouver un village ou un chalet.
 
Alors qu’il met péniblement un pas devant l’autre dans une démarche titubante, de nombreuses pensées futiles ont recommencé à encombrer son esprit : son téléphone qu’il doit emmener au SAV, le fait que la nouvelle recette de cookies était finalement moins bonne que l’ancienne, les raisons obscures qui l’ont amené à se désintéresser de ce qui le passionnait dans sa jeunesse, sa vie pépère de célibataire endurci, son village paumé dont les maisons se vident au fur et à mesure que les retraités qui les habitent disparaissent.
 
Ce genre de pensées prouvaient au moins qu’il recommençait à envisager « l’après ». Se projeter dans le futur est toujours bon signe, surtout sachant que quelques minutes plus tôt, son esprit était vide, complètement submergé par l’envie de dormir.
 
A mesure qu’il avance, son inquiétude grandit, il se demande s’il est bien dans la bonne direction. Marcher droit en montagne en plein brouillard n’est pas évident. Emeric a bien conscience qu’avec une telle purée de pois, s’il existe effectivement une route à proximité, il pourrait très bien passer à côté sans la voir.
Par prudence, il s’arrête quelques instants pour balayer avec sa lampe les environs et tenter de se repérer. Cet arrêt est une décision judicieuse, sur sa droite quelque chose semble réfléchir la lumière. Il s’agit peut-être d’un des plots de sécurité qui bordent les routes de montagne.
 
Il se réoriente vers ce nouvel indice qui se confirme au fil de ses pas. Bientôt il arrive à distinguer la forme du plot et même celle d’un rail de sécurité.
Lorsque ses pieds foulent enfin le bitume, une euphorie l’envahit. La décharge d’endomorphine qui l’accompagne efface pendant quelques trop brèves secondes la morsure du froid. Reste à savoir quelle direction prendre. Dans ce brouillard, la route lui paraît horizontale. Il pose donc sa gourde au sol et attend qu’elle se mette à rouler toute seule pour connaître l’inclinaison. Apparemment, elle descend vers la gauche, il ne reste plus qu’à suivre cette direction en espérant que la descente soit continue.
 
Il est tellement fatigué qu’il aimerait s’asseoir sur le bas-côté à attendre qu’une voiture passe, mais rester sans bouger n’est pas envisageable, s’il arrête de marcher, il est sûr de s’endormir. Et puis rien ne prouve qu’une voiture puisse passer à cette heure tardive.
Avoir trouvé cette route n’est qu’une première étape, il a conscience qu’il ne pourra pas marcher toute la nuit à la recherche d’une habitation. Le froid aura raison de lui bien avant les premiers rayons du matin.

 

 

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