Krosmaster : Parcours d’un Game Designer (Murat Celebi)

Murat Celebi

Murat Celebi est un Game Designer né le 1 octobre 1972 à Dijon. Son nom ne vous dit peut-être rien, mais, si vous êtes fan de Krosmaster, sachez qu’il est une des personnes clés qui a œuvré au développement de cette gamme de jeux de stratégie.

Lors de Japan Expo 2014, alors que Murat nous présentait les jeux Krosmaster Quest et Krosmaster Junior, il nous a semblé opportun de nous pencher sur le passé de ce concepteur de jeux pour comprendre comment on parvient à devenir un Game Designer. La réponse peut sembler évidente, mais il faut garder à l’esprit qu’à l’époque où il faisait ses études, les écoles de Game Design n’existaient pas. Aujourd’hui encore, même si quelques écoles se sont créées, leur formation est surtout axée sur les jeux vidéo et non les jeux de plateaux, domaine dans lequel Murat excelle.

L’histoire de Murat ne fut pas un long fleuve tranquille, elle fut imprévisible, parfois injuste, mais riche en retournements de situation. Il a su rebondir et saisir les opportunités lorsqu’elles se présentaient à lui. Cette interview ne vous livrera pas la méthodologie à suivre pour devenir Game Designer, c’est avant tout une leçon de vie.

Enfance

Comment es-tu arrivé à créer des jeux ?

Probablement parce que je ne savais faire que ça (rires). J’ai passé mon enfance à jouer avec des amis à des jeux de société : Risk, Monopoly, Destin, Richesses du Monde
Puis à l’adolescence, vers 12 ou 13 ans, j’ai commencé à m’intéresser aux Wargames, des jeux aux règles bien plus complexes comme Cry Havoc, East and West ou encore Okinawa d’International Team. A l’époque, ce concept était relativement nouveau et offrait des parties bien plus passionnantes.

  

Malgré cela, avec mes amis, nous avions tôt ou tard l’impression d’en avoir fait le tour et nous commencions à nous ennuyer. Alors pour relancer l’intérêt du jeu, nous inventions de nouvelles missions, nous modifions certaines règles qui ne nous semblaient pas optimums, nous cherchions à améliorer le jeu. De fil en aiguille, nous avons commencé à inventer nos propres jeux de guerre. Il fallait définir chaque pion avec ses caractéristiques, créer un plateau et pour finir imaginer des missions et des objectifs à atteindre.
Même si nos créations n’avaient aucune ambition commerciale, cette période de ma vie m’a familiarisé avec le processus création de jeux de stratégie. C’est un peu dommage que ça se soit arrêté brutalement.

Pourquoi n’as-tu pas continué ?

Pour jouer, il faut être à plusieurs, or j’ai perdu mon petit groupe de joueurs lorsque j’ai déménagé de Dijon à Sartrouville en région parisienne. En dehors de la cassure sociale, c’était un changement brutal en terme d’environnement. Je suis passé d’un collège de 400 personnes à un lycée de 1700 élèves. L’adolescence aidant, j’ai commencé à me désintéresser des jeux pour m’orienter vers d’autres centres d’intérêts comme draguer les filles, aller à des concerts, fumer, boire… C’est vrai que j’étais un peu naïf à l’époque et je me suis laissé entraîner à faire quelques conneries.

Pourtant, même si j’ai diversifié mes centres d’intérêt, je n’ai pas complètement lâché les jeux, progressivement, j’ai rencontrés des amis qui m’ont initié à quelque chose que je ne connaissais pas : Les jeux de rôle. On a commencé par l’incontournable Donjons et dragons, puis Vampires, Nephilim et même Toon qui dans son genre est assez épuisant. C’est un jeu original et très créatif puisque tout est permis et tu ne peux pas mourir, sans parler du fait qu’il n’y a pas vraiment de vainqueur. Suivre le rythme fou des toons te lessive en moins d’une heure.

D’autres jeux sont éreintants pour d’autres raisons comme Rolemaster avec son pavé de règles gigantesque et ses tableaux à rallonges. L’intérêt de ce jeu est qu’il offrait beaucoup de possibilité de développement de personnages.

Donjons et Dragons

 

Tu n’as pas évoqué Warhammer, c’est pourtant un classique des jeux de stratégie.

Je m’y suis aussi essayé, mais, même si le jeu est passionnant, deux choses nous rebutaient mes amis et moi : la partie modélisme qui t’oblige à monter et peindre tes figurines (ce n’était pas notre truc) et le fait qu’on ne jouait pas sur un plateau avec cases. A l’époque, ils ne vendaient pas de décors comme maintenant, tu jouais sur une table nue, ou alors tu devais faire toi-même tes décors. De notre point de vue, l’immersion en pâtissait, ce n’était pas très séduisant de jouer à même le bois d’une table.

En revanche, lorsque Games Workshop (l’éditeur de Warhammer) a lancé Space Hulk, Space Crusade ou encore Hero Quest, on a tout de suite accroché. On retrouvait la richesse de leur univers, mais dans un jeu plus cadré, avec un plateau à cases et des règles plus simples. Ça m’a un peu rappelé les wargames de mon enfance.

Ma passion pour les jeux était tellement forte qu’elle a eu un impact sur mes études. Je jouais au lieu de réviser, mais j’ai quand même réussi à avoir péniblement mon Bac. Malheureusement ça s’est un peu gâté par la suite. Lorsque tu te retrouves à la fac, tu n’es pas aussi suivi qu’au lycée. J’ai recommencé trois fois ma première année de Deug A (Chimie, Math), avant de me rendre compte que ce n’était pas fait pour moi.

Entrée dans le monde du travail

Tu as donc entamé une nouvelle formation ?

Non, j’ai compris que les études ce n’était pas mon truc, je me suis donc lancé dans le monde du travail. J’ai d’abord bossé en supermarché, ce qui était relativement éloigné de ma passion. Mes potes, qui étaient plus lucides que moi sur ma situation, ont fini par me dire : « Mais attends, toi qui adore les jeux, pourquoi ne bosses-tu pas dans ce domaine ? »
Comme je connaissais l’univers de Warhammer, j’ai donc postulé chez Games Workshop et j’ai été pris tout de suite.

Warhammer - jeu

Il faut savoir que cette chaîne de magasins est un peu particulière, ce n’est pas juste un espace de vente. Dans nos locaux nous animions la communauté locale. Nous donnions des cours de montage et peinture à nos clients et nous organisions des sessions de jeu dans la boutique. Du coup, j’ai eu tout le loisir de me perfectionner en peinture et montage.
Ça s’est bien passé pour moi là-bas, je suis resté en tout un an : cinq mois en tant que vendeur, puis les sept mois restants je suis devenu manager d’une boutique qu’ils ouvraient à Renne.

Pourquoi être parti si ça se passait aussi bien ?

Une opportunité en or (c’est ce que je croyais en tout cas) s’est présentée à moi. Travailler dans ce magasin m’a permis de nouer de nombreux contacts avec des passionnés. Certains d’entre-eux étaient en train de monter la société Rackham. Ils voulaient éditer un jeu dans le style de Warhammer. Pendant l’été 1996, ils m’ont proposé de rejoindre l’entreprise pour participer à la conception du jeu en échange de parts, j’ai sauté sur l’occasion.

Rackham - jeu

Florent Maudoux a aussi travaillé à Rackham comme illustrateur avant de faire sa BD Freaks’ Squeele, l’as-tu rencontré là-bas ?

Pas du tout j’étais déjà parti bien avant qu’ils l’embauchent.

Tu étais parti ? Tu n’étais pas censé avoir des parts ? Pourquoi quitter sa propre entreprise ? Le développement du jeu s’est mal passé ?

Bien au contraire, le développement du jeu s’est très bien passé, ce fut une aventure magnifique. Ce qui m’enthousiasmait, c’est que je vivais ma première véritable expérience professionnelle en tant que concepteur de jeu. Pendant les deux ans de préparation au lancement du jeu Confrontation, j’ai écrit les règles, défini le design du jeu, c’était une ambiance chaleureuse et très stimulante.

Rackham - Confrontation

Ce qui était génial, c’est qu’on avait un concept novateur pour l’époque, on pouvait jouer avec un nombre restreint de figurines, voir même une seule au lieu d’avoir une armée entière. Du coup, le jeu était plus accessible car chaque figurine était vendue avec sa carte de caractéristiques. De ce point de vue ça reprend un peu le principe des figurines Krosmaster vendues en Blind Box avec leur carte et leur mini plateau.

Le plus marrant, c’est qu’au départ, on ne comptait pas fournir une carte de caractéristiques, on restait sur le principe de regrouper les caractéristiques d’un personnage dans un gros livre de règles épais et indigeste. A l’origine, on comptait simplement fournir avec chaque figurine à monter une carte avec une photo pour servir de référence. J’ai alors suggéré d’utiliser l’autre face pour y inscrire les caractéristiques. Cette astuce nous permettait de ne pas avoir à éditer un gros bouquin de règles onéreux, il suffisait d’un petit fascicule de règles. Maintenant tout le monde fait ça, mais à l’époque personne n’y avait pensé.

Alors pourquoi avoir quitté l’entreprise ? Le jeu n’a pas marché ?

Le jeu a bien marché, ce sont mes rapports avec les autres associés qui n’ont pas fonctionné. J’étais un peu innocent, je leur faisais confiance aveuglément et je n’ai pas pris la peine de signer un accord écrit. En 2000, alors que le jeu était lancé depuis deux ans, j’ai fini par comprendre qu’on m’exploitait sans contrepartie. Comme je voyais que je n’obtiendrais jamais les parts qu’on m’avait promises, j’ai donc décidé de partir.

Passage à vide, une vie de bohème

Après cette expérience malheureuse, j’étais déprimé, je ne voulais plus entendre parler de jeu. Il fallait que je fasse un break. Je me suis donc acheté un piano électrique Yamaha P80 pour aller jouer dans le métro pendant un an et demi.

Pourquoi le piano ? Il y a moins encombrant comme instrument à trimbaler dans le métro ?

Tout simplement parce que je savais jouer de cet instrument. J’ai commencé à 6 ans et jusqu’à 14 ans, j’ai fait des études de musiques en horaires aménagés. Ce système permet d’avoir trois après-midi par semaine de libre pour aller au conservatoire où l’on suit des cours de musique intensifs (solfège, piano, histoire de la musique, écoute…). A cause de mon déménagement en région parisienne, j’ai arrêté ce système et j’ai continué en prenant des cours à côté. Mes parents m’ont poussé à atteindre le niveau de fin d’étude en piano qui sert théoriquement présenter le concours pour entrer dans les grands conservatoires. Cependant, je n’ai pas présenté le concours. J’ai préféré arrêter car, non seulement c’était très consommateur en temps à cause des répétitions, mais le plus pénible, c’est que tu ne fais que du classique. Pour être franc, j’en avais un peu marre de faire toujours la même chose.

Au moins dans le métro j’ai pu jouer tout ce dont j’avais envie. Quand je ne jouais pas, je fouinais pour trouver des partitions sympas dans tous les styles musicaux sauf le classique (jazz, musiques de films, Beatles, Charles Aznavour…).

Comment as-tu vécu cette expérience ?

Très bien, ça m’a permis de me changer les idées et de me ressourcer. Ce n’est pas là qu’on peut faire fortune, mais on peut faire des rencontres passionnantes. La seule contrainte étant de passer le test devant un jury de la RATP tous les six mois pour avoir le badge qui permet de jouer dans leurs locaux (sauf sur le quai et dans les rames).

Local d'auditions de smusiciens RATP

Ensuite, il faut être capable de dénicher un bon spot, un endroit où l’acoustique est bonne et où il y a du passage comme par exemple les lieux touristiques. A mes débuts, comme j’étais timide et inexpérimenté, je ne gagnais pas lourd. En général, je jouais 2 à 3 heures et je me suis retrouvé parfois avec seulement 3 euros. Avec l’expérience, je savais où me placer et je réussissais à faire entre 50 et 100 euros.

Le problème, c’est que tout le monde veut avoir les meilleurs spots, alors quand il y en a un de bien, des types se relaient pour le squatter en permanence et ainsi t’empêcher de t’y mettre même s’ils ne jouent pas. Dans ce domaine les musiciens des pays de l’Est savaient se serrer les coudes entre eux mieux que les autres. C’était des genres de petites mafias pas bien méchantes, il n’y avait pas d’agressivité entre nous, c’était juste comme ça que ça se passait. Remarque, je vais pas me plaindre, j’en ai aussi profité.

C’est-à-dire ?

Tu sais, entre musiciens on parle un peu le même langage, on sympathise vite. Un jour j’ai hébergé un musicien ukrainien qui était en galère au niveau du logement, du coup, par la suite, lui et ses potes m’aidaient à obtenir des spots bien situés.

C’était un mec très sympa, on a un peu joué ensemble. Il jouait du cor et, lorsqu’avec mon piano on a interprété en duo la marche de Darth Vader, ça rendait incroyablement bien avec l’acoustique qu’offrait la station de métro. Jouer à deux change la donne par rapport au public, on t’applaudit plus facilement ce qui est rarement le cas dans le métro.

Arrivais-tu à vivre correctement de cette activité ?

Oui, mais c’est en grande partie parce que je louais pour un bon prix l’appartement d’un ami que j’avais rencontré à la fac et qui avait dû déménager dans le sud. Autant que je me souvienne, je payais 160 euros pour 23 m². J’arrivais donc à m’en sortir, d’autant plus que ma situation s’est embellie au fils du temps grâce aux contacts que je me faisais dans le métro.

Comme j’avais un bon niveau, j’ai fini par me faire repérer et des musiciens m’ont proposé de jouer avec eux dans des salles de concert ou des bars. C’était génial, je me faisais 100 à 200 euros par soirée, sans parler du plaisir d’être applaudi et d’échanger avec d’autres musiciens.

Retour à l’univers du jeu

Comment as-tu remis un pied dans le monde du jeu ?

Je n’ai pas délibérément cherché à y revenir, c’est un peu par hasard. En 2002, j’ai été contacté par des anciennes connaissances de l’époque où je travaillais à Rackham. Ils bossaient à présent pour des magazines dont Ravage et m’ont proposé d’écrire pour eux. Je faisais soit des scénarios pour des jeux existants, soit j’inventais de toutes pièces un jeu original avec 4 à 6 pages de règles. J’ai dû produire à cette époque 5 à 6 jeux, le plus réussi étant probablement Ha-Shin ! pour ceux qui s’en souviennent.

En parallèle, j’ai été contacté par le Studio Clandestin, lui aussi monté par des anciens de Rackham qui avaient claqué la porte car la situation ne cessait de se dégrader en interne. Comme ils avaient apprécié mon travail à l’époque, ils m’ont proposé de rejoindre leur équipe pour créer des jeux. J’ai accepté et, pendant un an, nous avons conçu des jeux. Malheureusement, nous n’avons pas réussi à trouver notre public et, faute d’argent, j’ai dû abandonner pour trouver un boulot alimentaire.

Je me suis donc retrouvé à travailler pendant trois ans comme vendeur dans au Bazar du Bizarre, une chaîne de magasins qui vend des jeux de société et des mangas. Cet endroit m’a permis de jouer énormément, de faire connaissance avec le milieu des tournois de jeu, d’apprendre plein de jeux, d’élargir mes horizons ludiques, mais aussi de découvrir énormément de BD, manga… c’était plutôt un bon taf, même si je n’avais aucun avenir dedans (la boutique a d’ailleurs fermé maintenant).

Départ pour les USA

En 2008, changement de cap complet. Une de mes connaissances de longue date est devenue ma copine. Le seul problème c’est qu’elle habitait aux États-Unis. Comme nous voulions vivre ensemble et que mon boulot ne m’épanouissait pas vraiment, la solution la plus logique m’a semblé de partir la rejoindre. J’ai vendu tout ce que je possédais et j’ai pris un vol pour San Francisco où nous nous sommes mariés.

Qu’as-tu fais là-bas, es tu resté lié au domaine du jeu ?

Pas du tout, je me suis lancé avec elle dans la pâtisserie. Au début, on préparait tout chez nous dans notre cuisine et on vendait dans la rue nos produits. Comme ça commençait à bien marcher et qu’on avait des commandes pour des banquets, nous devions nous professionnaliser. On a donc loué un local pour y installer un point de vente fixe. Ça faisait déjà un an que j’habitais là et tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Allez en prison, puis retournez à la case Départ

Jusqu’à ce que ?

Jusqu’à ce que j’ouvre la porte à deux inconnus qui ont commencé à me poser des questions. Il s’avéra au bout de quelques minutes que ces gentils messieurs étaient des responsables de l’immigration venu me chercher pour me passer les menottes. Je suis donc ressorti de chez moi quelques minutes plus tard avec des jolis bracelets aux poignets.
Le plus bête, c’est que si je ne leur avais pas ouvert, ils n’auraient pas pu m’arrêter car ils n’ont pas le droit de rentrer. J’ai été un peu con sur ce coup-là de leur ouvrir, mais comme ils n’avaient pas d’uniforme, je ne me suis pas méfié.

allez en prison

Je ne comprends pas, tu étais pourtant marié à une américaine, non ? Pourquoi ils vous ont fait des problèmes ?

Parce qu’apparemment, on a trop traîné ou mal rempli certains papiers, je ne saurai jamais d’où venait le problème puisque je n’ai pas pu voir le juge.

Pourquoi n’as-tu pas pu voir le juge ?

Parce qu’apparemment, ils n’étaient pas pressés. En théorie, j’aurai du voir un juge au bout de deux semaines. Mais au bout d’un mois, je ne l’avais toujours pas vu et aucune explication ne m’était donnée pour ce retard. Visiblement, ils cherchaient à faire un maximum d’expulsions. Comme on ne peut pas te déporter de force, ils font traîner jusqu’à ce que tu craques et demande à être expulsé.

Le problème avec cette méthode, c’est qu’ils accumulaient tellement de détenus qu’ils ne savaient plus où les caser, je me suis alors retrouvé dans des prisons réservées aux criminels. Au début je ne l’ai pas tout de suite compris, ce sont les détenus qui me l’ont dit à cause de la couleur de mon costume. Les leur étaient oranges comme ceux qu’on voit dans les séries américaines, mais le mien était rouge. Ils m’ont expliqué que ma couleur correspond à celle qu’on donne aux personnes en rétention administrative. Quand j’ai compris cela, j’ai eu un peu peur, mais ils ont été cools avec moi, et puis finalement ça n’a duré que quelques jours avant qu’on me remette dans un centre de détention adapté.

La prison est une expérience étonnante à vivre, il y a un microcosme particulier et la vie sociale est très différente. On n’avait pas vraiment d’horaires de sortie, on pouvait circuler librement dans l’enceinte pour accéder aux activités : sport, télé, table de ping-pong. Le seul problème est d’avoir un peu d’intimité dans ces grands dortoirs de 80 personnes. Mais pour le reste, y a pire.

dortoir prisonniers

Comment ta femme a vécu cette situation ?

Très mal. Tout d’abord, elle ne savait pas où j’étais, elle a dû enquêter pour me retrouver. Comme dans les séries américaines, j’avais le droit à un seul coup de téléphone. Manque de chance, comme elle travaillait, elle n’a pas pu prendre l’appel. Et vu qu’ils n’ont pas voulu la prévenir, elle a donc stressé pas mal avant de me retrouver. Pour ne rien arranger, ils m’ont envoyé dans une prison lointaine, ce qui était une vraie contrainte lorsqu’elle venait me voir une fois par semaine.

Au début, on s’est dit que j’allais sortir rapidement, mon cas n’était pas si grave, juste un retard de paperasse. C’était capital que je retrouve la liberté au plus vite pour pouvoir aider ma femme. Le magasin était lancé et elle ne pouvait pas assumer seule la gestion du commerce. Comme elle ne pouvait plus continuer comme ça, en voyant qu’ils faisaient traîner les choses, d’un commun accord avec ma femme, j’ai dû finir par accepter d’être déporté en France. Cette décision a été en partie motivée par le faite qu’en prison j’avais croisé des détenus immigrés clandestins qui étaient retenus administrativement depuis plus de 4 ans sans aucun jugement. Je ne pouvais pas imposer ça à ma femme, elle n’aurait pas tenu.

Nous avons donc tout vendu et nous sommes partis en France fin 2009.
Par chance, son père était diplomate et justement, il était basé en France ce qui lui a permis de nous héberger pour nous dépanner.
Là-bas, j’ai trouvé un boulot chez Album (magasin de BD) et ma femme a donné des cours d’anglais. Ces boulots ne nous contentaient pas vraiment : l’ambiance n’était pas terrible chez Album et ma femme ne s’épanouissait pas en donnant des cours car le niveau de ses élèves était basique. Pour elle qui avait étudié la littérature, c’était déprimant. Mais bon, nous avions mis un bébé en route, alors il fallait assurer sur le plan financier.

Magasin Album

Origines de Krosmaster

Alors que c’était un peu la loose, Black Frog (Igor Alban Chevalier), un de mes amis qui avait eu vent de mon envie de changement, m’a alors contacté. Il développait un projet à base de marionnettes chez Ankama, le projet ne s’est finalement pas fait, mais au moins ça m’a permis d’entrer en contact avec Tot. Ankama cherchait justement quelqu’un pour développer un jeu de plateau.

Le projet de figurines était déjà sur les rails, mais ça pataugeait un peu. Après que Tot m’ait présenté le concept et fait visiter les locaux, j’étais très enthousiasmé, mais il fallait encore convaincre ma femme. En effet, j’avais déjà trouvé un poste de game designer plutôt intéressant à Montpellier chez Féérik, hors, pour quelqu’un comme ma femme qui aime le soleil, passer de Montpellier à Lille était un peu rude, mais elle a compris qu’Ankama était une opportunité trop belle pour passer à côté.

Krosmaster Arena

C’est donc en Mars 2011 que j’ai commencé à m’impliquer dans le projet Krosmaster. Les un an et demi de développement ont été à la fois passionnants, mais aussi un peu frustrants car tu bosses quotidiennement et il n’y a aucun produit lancé. Tu cherches des pistes et tu les testes. Parfois, tu fais un pas en avant et deux en arrière avant d’arriver à trouver un équilibre dans le gameplay. Quand ça sort enfin, c’est autant une jubilation qu’un soulagement.

On vous a souvent vu tester divers prototype de Krosmaster sur les salons, est-ce important pour vous, ou est-ce juste un moyen de promouvoir le jeu avant sa sortie ?

Les tests sur les salons sont hyper importants pour le développement du jeu. Grâce à ces sessions, on voyait ce qui fonctionnait ou pas. Il faut comprendre qu’à force d’être le nez dans le guidon, nous ne sommes plus objectifs. Il y a des trucs qui nous semblent simples et intuitifs alors que ce n’est pas le cas pour le public qui n’y connaît rien.
Sans ces bêta-tests sur salon, le jeu aurait été moins abouti.
C’est une chance incroyable d’avoir pu faire ça, je m’en rends particulière compte car je n’avais pas autant de temps ni autant de retours quand je devais créer mes précédents jeux.

Krosmaster prototypes

A quel moment l’idée de Krosmaster Quest et Junior vous est venue ?

Ça va peut-être vous paraître curieux, mais l’idée était déjà présente au tout début du projet. Dès le départ, le cahier des charges de Tot était clair : créer une gamme de jeu compatible avec une gamme de figurines.

Nous ne devions donc pas seulement développer un jeu de plateau de pure stratégie comme Arena, nous devions déjà penser en amont aux autres déclinaisons à venir comme par exemple un jeu d’aventure. A l’époque on avait préparé une liste avec toutes les déclinaisons possibles : PVP en arène (Arena), MMO (Quest), micro aventure solo (Mini map), duels à un contre un, Donjon Crawler ou encore jeu de combats de masse. On a même envisagé du Boufbowl.

Vous n’aviez pas peur de vous lancer dans quelque chose de trop compliqué à appréhender pour les joueurs ?

Si, c’est justement pour cette raison qu’on a très vite renoncé à la personnalisation des personnages avec des équipements. On voulait que le joueur puisse se lancer dans une partie en sachant à quels adversaires il se mesure, sans perdre des heures à se demander ce que peut faire tel personnage avec tel équipement. Déjà qu’assimiler les compétences d’une équipe c’est long, si en plus il faut imaginer toutes les combinaisons possibles liées à l’armement on s’en sort plus. En supprimant l’effet de surprise lié à l’impossibilité de prévoir les combinaisons équipement/personnage, on rend les parties stratégiquement plus intéressantes.

Murat fait une démo de Krosmaster Quest

Pourtant en cours de partie, on peut acheter des objets pour renforcer son personnage.

Effectivement, mais cela arrive progressivement, au fil de la partie, ce qui laisse le temps aux joueurs d’assimiler les nouveaux paramètres liés à l’équipement.

Dans Quest, on démarre le jeu en cachant les sorts de la carte de notre personnage. Est-ce que le design des cartes a aussi été pensé en amont dans cette optique ?

Complètement, la mise en page comme l’ordre des sorts ne doit rien au hasard. On avait prévu cette possibilité. L’ordre des sorts sur la carte a été déterminé pour coller à la logique de Quest.

Krosmaster Quest personnage

Cet exemple illustre bien à quel point concevoir une gamme de figurines jouables dans tous ces types de jeux est un vrai défi.  Garder la compatibilité des cartes est difficile car nous devons penser dès le départ que des mots clés qui veulent dire quelque chose dans un jeu auront une signification qui change éventuellement dans un autre.
Cette complexité est la raison pour laquelle le développement de base a été tellement long.

Pourquoi avoir créé Krosmaster Junior ? Vous êtes-vous rendu compte que le jeu était trop compliqué ?

Non, le tutoriel de la boite Arena est bien fait, il très est progressif et permet d’assimiler lentement chaque concept. Malheureusement, sur la boite, il est inscrit que le jeu est destiné à 12 ans et plus alors qu’en réalité on croise souvent des enfants de 7 ou 8 ans dans les tournois (on a même dans le top 32 une gamine de 12 ans nommée Maëlis qui s’est qualifiée pour le championnat de France face à des adultes).

Cette limitation d’âge marquée sur la boîte nous a fermé la porte de nombreux distributeurs. Pour nous implanter dans certaines chaînes de magasins et ainsi toucher un public plus large, il nous fallait impérativement une boite où l’âge minimum était 7 ans. On a donc revu le packaging en le rendant plus accrocheur pour les plus jeunes avec une fenêtre permettant de voir les figurines. Ensuite, on a repensé l’approche du jeu pour en faire quelque chose d’ultra simple où l’on peut commencer à jouer sans quasiment lire aucune règle.
Le but du jeu est d’accomplir sept missions regroupées dans le « Carnet d’Aventures ». En réalité, chaque mission permet à l’enfant d’assimiler un principe de base du jeu. Par exemple la première mission est l’utilisation des PM qui n’est pas forcément un concept évident pour un gamin. Ensuite, l’enfant apprend l’usage des PA, des sorts de base, etc…
Lorsque l’enfant a fini toutes les missions, il a assimilé les principes du jeu sans avoir eu à lire les règles.

 Krosmaster Jayma Gourd Carnet d'aventures page 2 

Le jeu est le même que Krosmaster, seule la façon de l’aborder change. Comme je l’ai déjà évoqué, nous avons eu tout le loisir de voir sur les salons que les enfants de 7 ou 8 ans peuvent y jouer sans peine. Ils sont soit attirés par le côté mignon des figurines, soit initiés par leur grand frère. Leur présence nous a permis de pressentir qu’il fallait faire un produit initiatique plus adapté à leur âge.

Carnet d'aventures Krosmaster Junior

Vous avez évoqué parmi les développements possibles de Krosmaster l’éventualité de faire du Boufbowl. Les personnages étant orientés combat, comment envisagez-vous les choses pour ce jeu ?
 
Le Boufbowl est effectivement un cas un peu à part. Pour commencer, ce n’est pas à proprement parler du combat, d’autre part, les personnages utilisent des équipements spécifiques propres à ce sport.

Pour l’instant rien n’est encore arrêté, mais on envisage plusieurs pistes possibles. On peut imaginer trois cas de figures :

  • Soit on créé une gamme de personnages de type « Sportif » qui peuvent aller dans Arena mais pas l’inverse car les guerriers ne sont pas équipés comme des joueurs.
  • Soit on va vers une compatibilité totale. Dans ce cas, n’importe quel personnage de Krosmaster peut jouer au Boufbowl, ce qui veut dire qu’on s’oriente plus vers un mode baston où la mort revient à finir sur le banc de touche.
  • On peut aussi envisager d’éditer deux cartes par figurine, une pour le Boufbowl, une pour Arena.

Krosmaster Boufbowl

Pour l’instant tout reste ouvert, peut-être qu’au final on aura une solution qui ne correspond à aucune de ces pistes. C’est un énorme travail que de faire ça et, avec le lancement de Quest et Junior, je n’ai guère eu le temps de réfléchir à tête reposée à la question, d’autant plus que ces derniers mois ont été mouvementés.

Que s’est-il passé ?

J’ai failli quitter Ankama.

Remise en question

Pourquoi quitter Ankama ? Ils ne voulaient plus de toi ou c’est toi qui en avais assez de ce travail ?

Ni l’un ni l’autre. J’adore mon job et vu comment Jérôme Peschard s’est démené pour que je puisse continuer à travailler pour Ankama, je peux affirmer sans me tromper que mon boulot sur Krosmaster est apprécié.

Bien que je sois heureux sur le plan professionnel, ce n’était pas le cas de ma femme qui n’arrivait pas à se plaire en France. Son boulot de prof ne l’épanouissait pas et, comme elle ne parle pas très bien français, elle ne parvenait pas à se faire des amis ce qui créait un sentiment de solitude.
Un jour, un de ses oncles, qui gère un vignoble en Turquie depuis plus de 20 ans, lui a proposé de le rejoindre pour travailler avec lui. Il voulait ouvrir un bar de dégustation de ses vins et souhaitait que ma femme tienne ce commerce.

L’idée la séduisait mais cela impliquait qu’on déménage en Turquie. Bien entendu, elle ne voulait pas m’imposer cela car elle savait que j’adorais mon travail et qu’être à Ankama était une chance fabuleuse.
Mais finalement, je lui ai dit d’accepter le job. Je sentais bien qu’elle était malheureuse et je ne peux construire mon bonheur à son détriment. Ça faisait déjà 3 ans et demi que je m’éclatais dans mon boulot, il était temps que je pense aussi à elle en me mettant un peu en retrait.

La période était propice au changement : je n’avais pas l’impression de lâcher mes collègues car Krosmaster était lancé depuis un an, la saison 2 était sur les rails. Avec l’arrivée du Championnat de France Krosmater en décembre 2013, j’avais l’impression de clore un cycle, j’ai vécu ce tournoi comme une forme de consécration du projet.

Lorsque j’ai fait part de mon désir de partir pour le bien de ma femme, Jérôme Peschard le Responsable product d’Ankama, ne l’a pas entendu de cette oreille. Je me disais que trois mois seraient largement suffisants pour former un remplaçant, mais il était convaincu du contraire. Même si Ankama utilise peu le télétravail, ils m’ont proposé de continuer à travailler pour eux, mais à distance.

Et cette façon de travailler s’est bien passée ?

Honnêtement, les trois premiers mois ont été catastrophiques. C’était la déprime totale, je passais d’un environnement où je voyais quotidiennement 400 personnes par jour, à des journées où je ne voyais personne.
Dans les locaux d’Ankama, je connaissais plein de monde, je profitais des bruits de couloir, de l’ambiance stimulante du groupe… Bref en déménageant, j’ai perdu tout ça, l’émulation de groupe s’était évanouie. Ma productivité s’en est ressentie et c’est ma faute si Quest a pris du retard.

Voyant ce qu’il se passé, Jérôme m’a suggéré de revenir tout les mois pour me remettre dans l’ambiance et discuter avec les collègues de visu. Et effectivement, ça ma remis en selle, j’ai repris mes marques et j’arrive de nouveau à travailler efficacement.

Ce fait maintenant 7 mois que je travaille à distance dans un job qui me passionne toujours autant, sauf que maintenant mon épouse aussi est heureuse dans son boulot. L’ambiance au sein de notre famille s’en est trouvée améliorée et le premier à en profiter est notre fils de trois ans et demi. Il commence justement à être assez grand pour jouer avec son père à des jeux de société. Pour l’instant, il est fan de MiFuChi, mais vu l’intérêt qu’il porte aux figurines Krosmaster qui parsèment mon bureau, je sens que je ne vais pas tarder à l’initier à ce jeu.

Mifuchi (Dofus)

Avec un tel professeur, nul doute qu’il participera un jour au championnat de France. Merci de nous avoir accordé un peu de votre temps et bonne continuation pour les développements futurs de Krosmaster.

Merci à vous :)

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8 réponses à Krosmaster : Parcours d’un Game Designer (Murat Celebi)

  1. Tompa dit :

    Coucou, juste petite précision.
    C’est dommage que sur l’interview arena soit encore d’actualité car dofus arena fermera ses portes le 14 octobre, comme wakfu les gardiens et boufbowl.

    • Charles-Edouard MANDEFIELD dit :

      Dans l’interview, Murat parle de Krosmaster Arena et non Dofus Arena, d’ailleurs lorsqu’on clique sur le lien lié au mot « Arena », on voit qu’il pointe vers l’article du set Arena Krosmaster.

      • Tompa dit :

        Oula, oui la grosse boulette x)
        J’étais pas réveillé moi à 8 h xD

        • Charles-Edouard MANDEFIELD dit :

          Pas de soucis, si j’avais pas l’aide de mes lecteurs qui me corrigent parfois, je laisserai passer aussi de boulettes, en particulier au niveau des tests des figurines Krosmaster.
          .
          Tant que l’interview vous a plus c’est le principal.

          • jabberwock dit :

            Par contre, si tu veux continuer a écrire des articles krosmaster, ecris le correctement :p (un indice, regarde ton titre :) )

  2. Charles-Edouard MANDEFIELD dit :

    La vache, j’avais zappé celle là. C’est un grand classique, quand on relit un texte, on oublie trop souvent de contrôler le titre de l’article. Quatre personnes ont relu (dont Murat) et tu es le seul à avoir percuté, merci ^^

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